L’atelier des mots – La dessinatroce
La « dessinatroce »
Vous savez c’est celle qui mine de rien, les jours de peu de chose, dessine des trucs à l’arrache. Ça lui fait du bien, ça la soulage de noircir ainsi le papier. Les mines craquent, les pointes acérées crient, la gomme en chie et la peinture se laisse malmener. La dessinatroce fait grise mine les jours d’orage. Le temps est couvert, l’horizon est bouché, la lune entière a dégouliné dans le caniveau. Il fait sombre dans son univers ces jours de rien. Elle dit « J’ai mal à la tête ! ». Forcément avec une tête pareille ! Ses sentiments sont prisonniers, les prisonniers sont au parloir, la chaise en face est vide, et là, commence l’interminable dévaloir. La feuille bientôt sera toute tachée. Ça l’apaise de jeter ainsi l’encre sur ce bavoir.
Quand, dans cet état, la dessinatroce gribouille son chat, pour sûr, elle lui fait une tronche de rat. Si le temps est explosif, elle planifie une horloge atomique, si les vaches sont maigres, elle leur fera des mamelles arides. Après, ce sera la grande débâcle ; Hiroshima mon amour, le désert de Gobi et la traversée de la Mer rouge. Sur ce tracé, une vache sacrée à déplacer, l’arlésienne à retrouver et toutes les chicanes du monde à franchir. Sa rage n’a pas de dent contre le papier, pourtant, elle l’a troué. Il laisse maintenant apparaître par endroit l’abysse de la table rase. Il va falloir tout recommencer. Elle n’a plus d’ongle à ronger, plus de cigarette non plus, le temps est révolu pour elle, où, pour un oui ou pour un non, elle prenait une bouffée de poison. Elle est en manque de raison. Ses gestes sont brusques, son corps tout entier est animé par la colère. Elle s’empare du rouge et du stylo à bille dont elle s’est armée, elle défend sa causerie déchaînée. Elle crache des sons en mots. Les temps sont durs pour la dessinatrice pleine de reproches. Elle laisse tomber le rouge cinabre, prend un papable cardinal, et d’un geste violent elle en fait une courbe monstrueuse qui désormais ira saigner hors de ses papiers. Elle a la rancune tenace. Sa ride au front se creuse, sa ride affreuse au fond l’encrasse. La dessinatroce n’a pas d’excuses, à cet instant, tout en elle est moche. Même la parabole s’en empare. « C’est le jour J », jour du juron, jour où tous les saints finissent en enfer, où le paradis est maudit, où l’enfer est sur la terre. Son langage, la rage, tout dégage une odeur de cochon… Nom de dieu ça fait du bien !
Enfin elle éclate, implore, finit par gémir et chiale. Les maux s’apaisent. Elle pleure en voyant le désastre du décor où l’outrage des mots se lie d’amitié avec des formes d’horreur, sur ce pendant morceau de papier qu’il ne faudra montrer à personne. Aller à confesse avec ce mal aimé, à ne garder chez soi sous aucun prétexte, des fois qu’un être cher tombe dessus et voit la face cachée de l’art triste en détresse. Ladessinatroce se demande parfois s’il n’aurait pas mieux valu naître dessinacteur. Elle aurait su porter plus haut en couleur son rôle de méchant à l’écran. Elle aurait tout simplement mieux supporté son rôle de looser. Plus glorieux au masculin, plus théâtral. Du rouge, du noir, du corrosif, avec une cravache et toutes ces guerres de Sécession, toutes ces polémiques et agressions, le diable, le funeste, à l’origine, a une gueule d’ange.
Résignée, elle déchire en morceaux ce traité avec le vilain. Un tiers au dévaloir, un tiers sera brûlé, le dernier tiers devrait être mangé ou jeté superstitieusement aux alizés. Elle baisse les bras. Les chorégraphies lointaines ne l’emballent guère et son estomac fragile ne lui laisse que peu d’espoir de transformer en brun le monceau de tristesse qui reste. Raisonnable, elle balance le tout au vide-ordures. A la prochaine crise, elle dégagera des androstérones plus fines encore, un léger parfum de truie. Ce sera la revanche d’une dessinactrice pleurnichant dans un mouchoir de poche. Elle en rit, amusée maintenant en pensant déjà au prochain décor de porcherie.
Les jours à venir, à relativiser, les jours de soleil après la pluie, les jours ou l’envie de reprendre le crayon avec douceur, la dessinatrice sait qu’ils reviendront. C’est son héritage que d’avoir à s’en servir… pour le meilleur et pour le pire.
© 10.03.2013, Jacqueline Clément